Du riz, de l’amour… et du sang !

Selon une légende, le riz «Uncle Ben’s» aurait un lien avec l’océan Indien. Une légende avec tous les ingrédients du genre : une île, un roi, un pirate, la fille du roi, un guerrier, une tempête et bien-sûr, une histoire d’amour… Mais une légende bâtie sur l’esclavage.


Naufrage en Caroline du Sud


A La Réunion, le riz «Uncle Ben’s» n’est pas la marque la plus prisée. Grands consommateurs de riz, les Réunionnais sont plus portés sur le riz thaïlandais ou le Basmati dont la saveur et le mode de cuisson correspondent à la manière créole de cette île.

Pour autant, une légende prétend que le riz «Uncle Ben’s» a un lien avec l’océan Indien. La célèbre marque l’affirme d’ailleurs elle-même sur son site.

«En 1694, un bateau hollandais venant de Madagascar (…) fit naufrage en Caroline du Sud. (…) L’équipage fut accueilli chaleureusement par la population locale. Pour les remercier, le commandant leur offrit quelques sacs de «Golden Seed Rice», des semences de riz de première qualité. (…) Dans les deux siècles qui ont suivi, la production de riz a augmenté progressivement dans les états du Sud des USA, pour devenir un aliment populaire de la culture culinaire de ces régions».

C’est à la sueur et au sang des esclaves que s’est constituée cette richesse.

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Un «pirate trafiquant et esclavagiste actif»


En 1698, les exportations de «riz colonial» de la Caroline du Sud s’élèvent à 5 tonnes ; un siècle plus tard [1770], elles atteignent les 42.000 tonnes [source : usslave].

Quelle est la part de vérité et de fantasme dans cette légende sur l’origine malgache du riz «Uncle Ben’s» ? Personne aujourd’hui ne se prononce clairement à ce sujet. Même les dates varient d’une source à l’autre.

L’histoire commence avec John Thurber [1650 – 1717], capitaine d’origine anglaise. Il est décrit comme un «pirate trafiquant et esclavagiste actif» dans l’océan Indien. Il commande un brigantin qui appareille de Madagascar à la fin du 17ème siècle et rencontre une forte tempête en cours de route. Dévié de son trajet, le brigantin est sérieusement endommagé.

John Thurber parvient à rejoindre la côte des Etats-Unis pour les réparations et jette l’ancre au large de l’île de Sullivan [Etat de Caroline du Sud, USA].

Vues des rades de Charleston et de Fort Sullivan. Source : bibliothèque du congrès.
Vues des rades de Charleston et de Fort Sullivan. Source : bibliothèque du congrès.

Et le riz malgache s’acclimata à la Caroline du Sud


Pendant que son navire est en cale sèche pour les réparations, le capitaine Thurber fait la rencontre du docteur Henry Woodward, chirurgien de marine et premier colon anglais installé dans la région. Les deux hommes sympathisent.

Dans la cale du brigantin, sous les «bibelots» que le capitaine Thurber a ramenés de Madagascar, se trouve un sac de riz. Au moment du départ, une fois le brigantin réparé et prêt à reprendre la mer, le capitaine Thurber, désireux de manifester sa reconnaissance aux colons, offre au Dr Woodward et à Thomas Smith [gouverneur de la Caroline du Sud] ce sac de riz récolté à Madagascar.

Au lieu de manger le riz, Woodward décide de le planter dans le riche sol marécageux de la région. Quant au gouverneur, il distribue les semences à des colons qui acceptent de faire l’expérience sur leurs petites parcelles.

Et le riz malgache s’acclimata parfaitement à la Caroline du Sud. Mais derrière une légende, il y a toujours une histoire d’amour…

7 Lames la Mer

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Une histoire d’amour derrière la légende


C’est dans un livre édité en 1927 par le Dr. Elliott Crayton McCants [1865-1953] que l’on peut lire la légende de l’introduction du riz de Madagascar en Caroline du Sud. Une légende avec tous les ingrédients du genre : une île, un roi, un pirate, la fille du roi, un guerrier, une tempête et bien-sûr, une histoire d’amour.

Cela commence par «il était une fois» et se termine par «ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants».

Entre ces deux phrases, l’histoire de l’esclavage, de l’océan Indien à l’océan Atlantique, se dessine en filigrane.


Madagascar, carte de 1713.
Madagascar, carte de 1713.

Les deux amoureux eurent le temps de s’enfuir


Il était une fois… une île dans l’océan Indien, dont la principale culture vivrière était le riz : Madagascar.

Dans un village, la fille du roi était éprise d’un grand guerrier travaillant pour son père. Les deux amoureux se retrouvaient en cachette. Cependant, un simple soldat, fût-il vaillant, pouvait-il espérer épouser la fille d’un roi ?

La chose n’échappa pas au roi qui choisit une lance à la pointe bien aiguisée et se dirigea vers le camp de ses guerriers.

Heureusement, les deux amoureux eurent le temps de s’enfuir. Alors le roi fit battre son grand tambour de guerre et lança ses guerriers dans la forêt sur la trace des deux fugitifs.

Pendant ce temps, les amoureux avaient traversé la forêt et marché dans un ruisseau peu profond pour ne pas laisser de traces. Se nourrissant des fruits de la jungle, ils avaient dormi dans les hautes herbes.

Le jeune homme creusa un tronc d'arbre pour en faire un canot afin d'aller à la pêche. Illustration extraite de l'ouvrage de François P.L. Pollen et D.C. van Dam.
Le jeune homme creusa un tronc d’arbre pour en faire un canot afin d’aller à la pêche. Illustration extraite de l’ouvrage de François P.L. Pollen et D.C. van Dam.

Devant le soleil, une grande voile apparut à l’horizon


Au bout de quelques jours, ils arrivèrent au bord de la mer, et là, sur les pentes des collines surplombant le large océan, ils construisirent une hutte. Puis, le jeune homme creusa un tronc d’arbre pour en faire un canot afin d’aller à la pêche. Ensuite, il détourna un ruisseau coulant des collines pour planter une rizière dans la vallée.

Un jour, deux chasseurs du roi arrivèrent au sommet des collines qui surplombent la mer. Ils aperçurent la cabane, le petit champ et le couple sur le sable près du rivage. Ils rebroussèrent chemin pour donner l’alerte.

Le roi et ses guerriers se mirent alors en route à travers la forêt. A la nuit tombée, ils arrivèrent au bord de la mer, encerclèrent la cabane et capturèrent les fugitifs pendant leur sommeil. L’homme fut solidement attaché. La fille du roi fut enfermée dans la cabane, un garde à la porte.

Au petit matin, le soleil se leva, rouge, sur la mer. L’homme n’avait pas réussi à défaire ses liens ; la femme sanglotait dans la hutte. Satisfait d’avoir capturé l’amant de sa fille, le roi décida de se restaurer et de se reposer. Mais devant le soleil, une grande voile apparut à l’horizon.

Boutre utilisée par les Arabes.
Boutre utilisée par les Arabes.

Elle ne savait pas encore combien est vaste la mer


C’était un navire arabe qui venait pour le commerce des épices, du riz et des esclaves. Les Arabes débarquèrent et exposèrent leurs marchandises pour le troc. Mais n’étant pas venu sur la côte pour faire du commerce, le roi n’avait rien à donner en échange des marchandises étalées devant lui. Le capitaine arabe offrit alors d’acheter l’homme attaché. Marché conclu. Le roi troqua donc l’amant de sa fille contre un coutelas brillant et cinq mètres de tissu.

Après le départ du navire, le roi libéra sa fille.
Qu’avez-vous fait de lui ? implora-t-elle. Si vous l’avez tué, alors tuez-moi aussi !
Je l’ai vendu aux Arabes, répondit son père. Il est parti de l’autre côté de la mer. Il faut l’oublier maintenant.

La fille du roi s’avança vers le rivage et scruta l’horizon : elle vit la voile brune du vaisseau arabe au loin. Elle cria mais seule une mouette lui répondit. A ses pieds, couché sur le sable, le canot construit par son bien aimé semblait attendre…

Cette nuit-là, alors que tout le monde dormait, elle se glissa hors de la hutte. À la porte, se trouvait un petit sac de riz non décortiqué apporté par les guerriers pour se nourrir. Elle prit le sac de riz ainsi qu’une grande calebasse d’eau douce puis s’installa dans le canot et commença à ramer. Elle voulait retrouver son amant de l’autre côté de la mer. Elle ne savait pas encore combien est vaste la mer…

Brigantin.
Brigantin.

Pris dans un terrible ouragan


La lune se leva et ses rayons formèrent un chemin brillant sur l’eau. La fille du roi savait que là où elle allait, c’était loin. Au matin, elle était si fatiguée qu’elle s’endormit malgré l’ardeur du soleil. Vers midi, elle but de l’eau et se remit à pagayer. La nuit vint, puis le matin encore.

Alors que le soleil montait dans le ciel, elle aperçut un bateau et dirigea le canot dans sa direction. Peut-être était-ce le navire qui avait emporté son aimé… Elle pagaya de toutes ses forces. Du bateau, des hommes blancs lui faisaient des signes. Une barque fut mise à l’eau pour venir à son secours. Son pauvre canot fut remorqué jusqu’au navire. Une fois à bord avec son précieux sac de riz, elle comprit que ce n’était pas le vaisseau des Arabes. Elle se mit à pleurer.

Le capitaine décida de l’affecter aux cuisines comme aide. De longues journées passèrent puis le navire fut pris dans un terrible ouragan. Le brigantin faillit couler : mât cassé, brèche dans la coque.

Sur la plantation, Caroline du Sud. Oeuvre de John Rose, 1785.

Il mentionna le petit sac de riz…


Le capitaine fit escale à Charles Town [Charleston, Caroline du Sud, USA]. Les marins étant épuisés, il alla chercher des esclaves en ville pour décharger la cargaison.

C’est ainsi qu’il fit la connaissance du docteur Henry Woodward lequel lui raconta d’étranges histoires sur la façon dont il avait vécu avec les Indiens et navigué avec des corsaires, et comment, récemment, il avait acheté un étrange nègre à un négrier portugais. «Ce nègre, dit Woodward, ressemblait plus à un Indien qu’à un nègre, et pourtant il n’était pas Indien».

A son tour, le capitaine lui raconta l’histoire de cette femme trouvée en pleine mer, qui ressemblait aussi à un Indien et pourtant n’était pas indienne. Il mentionna le petit sac de riz.

Dans le sac de riz.
Dans le sac de riz.

Elle poussa un grand cri et s’effondra


Du riz ! s’exclama Woodward. Je crois que le riz prospérerait dans cette province.
Le riz est à bord du brigantin, répondit le capitaine. Vous pouvez le récupérer et la femme sait certainement comment le planter.

Woodward appela son esclave pour récupérer le riz sur le navire. Quand le capitaine vit l’étrange esclave de Woodward, il déclara : «il ressemble beaucoup à la femme. Il est possible qu’ils appartiennent à la même nation. Par conséquent, mettons-les face à face».

Arrivés au vaisseau, ils amenèrent l’esclave devant la femme : elle poussa un grand cri et s’effondra. L’esclave se baissa, la prit dans ses bras et la tint serrée contre sa poitrine.

Travail des esclaves. Rizière. Caroline du Sud, 1895. Source : New York Public Library.
Travail des esclaves. Rizière. Caroline du Sud, 1895. Source : New York Public Library.

Les deux amoureux enterrés par leurs enfant


«Maintenant, dit le Dr Woodwar, vous ne serez plus séparés. Vous planterez ce riz et le porterez à maturité comme dans votre pays. Si vous réussissez, vous aurez une hutte et une parcelle de terrain et personne ne vous embêtera».

L’homme mit le petit sac de riz sur son épaule, prit la femme par la main et ensemble ils suivirent Woodward.

Ils plantèrent le riz de Madagascar, lequel a prospéré. Les graines de riz furent distribuées à des planteurs, de sorte que le riz devint une source de richesse pour toute la Caroline du Sud.

Quant aux deux amoureux enfin réunis, ils vécurent de nombreuses années sur le terrain donné par Woodward. C’est d’ailleurs là qu’ils ont été enterrés par leurs enfants.

Adaptation d’après le texte original
Source : charlottehutson


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