Fragments de l’intimité d’une case créole disparue (4)

Cette maison d’architecture créole a connu trois siècles. Construite au 19ème, elle a traversé le 20ème siècle pour être détruite au début du 21ème siècle [en 2013]. La bêtise et la spéculation n’ont pas de limites mais les militants du patrimoine ont de la ressource. Nous avons donc reconstitué, par fragments, l’intimité de cette case créole qui n’existe plus.

La maison du vieux Valentin en 1935. Sous la varangue avec le phonographe.

Quelques photos abimées par le temps retrouvées au fond d’une vieille malle en bois. Et le passé soudain se réveille. Ombre et lumière sur une histoire un peu oubliée et réduite à la poussière. Mais une histoire toujours vivante ! Et qui témoigne pour toutes celles, petites cases modestes de la misère ou grandes demeures coloniales de l’opulence, qui ont disparu dans la course effrénée au modèle imposé par un processus destructeur : l’assimilation.

capture_d_e_cran_2014-07-15_a_19.44.10.png

« Dame Tartine », fragment d’un manuscrit oublié



Avril 2003. Rue de la Vierge. Le barreau est toujours là mais il a perdu de sa superbe, victime d’une érosion fatale, humilié par l’indifférence. Écran de misère marquant encore — mais pour combien de temps ? — la limite entre la rue et la maison du vieux Voltère.

 

Cœur serré, la Môme éprouve un étrange malaise comme devant un parent âgé que l’on ne visite plus que de loin en loin. Elle voudrait le prendre dans ses bras mais décide de ne pas céder aux effusions inspirées par ces retrouvailles improvisées.

Le barreau est pathétique. Structure famélique toute de guingois. Peinture terne rongée par la gale. Tôle tourmentée. Dentelles fanées. Clochette estropiée. Diminué par la vieillesse, il est, contre toute attente, entré en résistance face à la peste oppressante du béton amnésique, frontière anachronique dressée entre l’arrogance de la cacophonie urbaine et la demeure solitaire du vieux Voltère. Dernier rempart avant la contagion et le néant. Avant la dent creuse. Ultime bastion à prendre.

La Môme hésite devant la porte de l’enfance. Puis elle se hisse sur la pointe des pieds pour regarder à travers une balafre dans la tôle rouillée. Au delà, elle aperçoit un monde étriqué qu’elle ne reconnaît pas. Pourtant, la plaque boursouflée qui pend au mur porte encore l’empreinte du numéro 96. De l’autre côté de la rue, en vis à vis, elle identifie par ailleurs la petite case en dur de la famille Colière, rescapée qui témoigne encore d’une époque agonisante. Décadante.

Derrière le barreau, c’est donc bien la maison du vieux Voltère… ou du moins ce qu’il en reste. Derrière le barreau, c’est donc bien le territoire sacré de l’enfance. Monde perdu. Territoire abandonné. La Môme regarde à nouveau par l’entaille rouillée. Petit à petit, ses yeux font la mise au point et s’habituent lentement comme lorsque l’on quitte le plein soleil pour l’obscurité.

Le jardin aimé a succombé, à l’image de celles et ceux qui l’avaient rêvé, enfanté, soigné. Disparu sans laisser d’adresse. A-t-il jamais existé ? Avait-il une utilité sur cette île ? Qui témoignera de sa sagesse et de ses ressources ?

Quelles preuves ce témoin improbable et par avance récusé brandira-t-il à la face des promoteurs de parkings, des requins shootés à la poudre de ciment, des drogués du bulldozer, des maîtres chanteurs d’un macadam proliférant, des prestidigitateurs du cadastre, des démolisseurs de lambrequins, des fossoyeurs avançant à visage découvert dans le ber végétal de la pharmacopée insulaire, des dealers de verdure standardisée, des revendeurs de crottons calibrés pour jardinières inoxydables, des négriers de bambous aux gabarits synthétiques, des pourvoyeurs de fleurs plastiquées « plus vraies que nature », des boursicoteurs misant sur le marché des parcmètres, des maniaques avides de façades à l’aluminium clinique, des pilleurs d’argamasses, des braconniers du morcellement, des passeurs de parcelles, des obsédés du lotissement, des ogres du mètre carré, des pyromanes du bardeau, des maîtres chanteurs du plexi, des tyrans du préfabriqué, des fraudeurs de simili bois, des potentats du formica, des contrebandiers du skaï, des racketteurs de sommeil, des proxénètes du béton qui millimètrent le bonheur, des spéculateurs d’espaces vitaux qui traquent la dent creuse et reformatent le décor, des trafiquants d’un colonialisme remasterisé, des instigateurs de l’amnésie collective qui distillent chaque jour l’opium du paradigme occidental ?

Silence.

A la gueule de quel bouc émissaire providentiel la Môme va-t-elle cracher sa bile ? Dans quel estomac mou va-t-elle braquer la mitraillette de ses mots ? Quel poète vengeur sera prêt à lui emboiter le pas ? Quel amoureux transi acceptera d’entrer en insurrection pour sauver cette île qui chavire dans l’amer ? Silence de mort dans le terrain vague qui s’est substitué au jardin perdu.

Quelques arbres squelettiques et arc-boutés jettent au sol, çà et là, des ombres sinistres aux bras décharnés. Telles des sentinelles indiquant l’emplacement des tombes dans le cimetière abandonné des âmes oubliées. Terre battue. Martyrisée. Stérile.

Pas un brin de verdure. Pas un souffle de brise. Pas un frémissement. Les herbes folles ont déserté le terrain et même la mauvaise herbe ne parvient plus à percer la croûte rance de ce qui fut anciennement le terreau fécond des plantes les plus bigarrées, les plus recherchées, les plus insolites. Aujourd’hui, le jardin n’est que poussière. Nature morte.

Fissurée par les outrages du temps, l’allée s’avance toujours en ligne — comme une raie mal tracée au milieu de la tête — au bout de laquelle la carcasse de la maison du vieux Voltère s’est tassée et vidée de son sang. La façade fatiguée s’étiole, gagnée par le mal contagieux qui a corrompu le jardin.

Des lambeaux de peinture blanche persistent tels les stigmates d’un passé généreux mais l’infection a déjà remporté la bataille et nécrosé le bord des fenêtres aux yeux vitreux et cernés, aux paupières gangrenées. Auvents éventrés. Lambrequins mutilés. Bardeaux arrachés. Imposte meurtrie. Plaies suintantes. Par endroits, le bois exsangue se décompose en blessures béantes dont la pourriture se dilue dans l’air vicié pour arriver jusqu’à la Môme. Puanteur du poison qui s’infiltre par tous les pores de la maison au bord de l’asphyxie.

A droite, le garage qui servait d’atelier à Varlope-le-menuisier a, de guerre lasse, capitulé. Il dresse désormais vers le ciel des moignons carbonisés. Mais le ciel est vide. A gauche, le petit escalier menant à la terrasse est contaminé par un eczéma qui attaque la pierre anémiée et laisse les cicatrices blanchâtres de la lèpre sur les marches pourries. L’épidémie n’a rien épargné. Qu’est devenue la cour des quatre fruits derrière la maison, territoire favori de jeu de la Môme ? Silence.

Au milieu de cette désolation, un enfant inconnu apparaît à la porte de la varangue, monté sur un vélo qui a perdu les pédales. Il joue avec l’insouciance de ceux qui se croient immortels tandis que la Môme, au bord de la nausée, s’éloigne sur le trottoir, avec dans la tête, une comptine Edalisienne qui résonne :

« Il était une Dame Tartine
Dans un beau palais de beurre frais
La muraille était de praline,
Le parquet était de croquets,
La chambre à coucher
De crème de lait,
Le lit de biscuit,
Les rideaux d’anis
… »

capture_d_e_cran_2014-07-15_a_18.34.42-2.png

Nathalie Valentine Legros


Lire aussi :


Journaliste, Écrivain, Co-fondatrice - 7 Lames la Mer.